L'album
Le sacrifice
Le sacrifice
 
© Rosinski - Van Hamme / Le Lombard 2006
Le sacrifice
Le sacrifice

29ème album

Novembre 2006

Thorgal se meurt. Le seul être capable de le guérir s'appelle Manthor, celui qui, de son palais, gouverne l'Entremonde. Affaibli par les épreuves, Thorgal ne pourra parvenir jusqu'à Manthor qu’avec l’aide de son fils, Jolan. Mais le temps leur est compté...

Il n'est qu'un petit seigneur. Un tout petit, même. Seulement quelques dizaines d'hommes et de femmes viennent parfois s'entasser dans sa demeure fortifiée, quand un danger menace son territoire.
Mais il est fier, se sait fort, se veut courageux.

Alors cette femme misérable aux pouvoirs diaboliques... ses trois rejetons... cet homme pouilleux qu'elle traîne derrière elle... Ils l'ont défié, humilié même.
Et ils vont le payer.

Suite de "Kriss de Valnor".


Thorgal, à la croisée des chemins

Comme annoncé, cet album est un tournant dans la série Thorgal.
"Le Sacrifice" (annoncé dans l'album précédent sous le titre "Les Sacrifices") marque le retour de Thorgal et de sa famille vers leur patrie du Nord. Un retour aux sources en forme de dernier voyage, pour le scénariste de la série en tout cas, puisque Jean Van Hamme a annoncé que ce 29ème album est le dernier auquel il participera. Le scénariste souhaite se lancer de nouveaux défis, et s'éloigne donc des séries qui ont fait son succès, Thorgal et XIII (dont le 18ème album, dernier scénarisé par Van Hamme donc, paraîtra à l'automne 2007).
Suite à cette décision, l'avenir de la série s'était assombri, d'autant que Rosinski souhaitait également passer à autre chose. Mais, après quelques années de lassitude, après avoir souhaité que la série s'arrête au 30ème album, il va malgré tout continuer l'aventure pour quelques temps encore. Enfermé dans un style d'expression graphique qui ne lui ressemblait plus, il a décidé de se lancer sur une autre voie, celle de la couleur directe (explications ici).

Ce choix graphique a deux conséquences majeures : pour les fans d'abord, la série sera désormais visuellement très différente.
Grzegorz Rosinski annonçait à ce propos "Je garantis que les personnages demeureront les mêmes, que mon dessin sera toujours clair, lisible et crédible. Et que l'esprit de Thorgal sera toujours vivant !". Malgré tout, beaucoup des fans qui ne suivent pas l'actualité BD ont été surpris, désorientés, parfois même déçus par cet album... Il faudra un peu de temps...
Autre conséquence, pour les auteurs cette fois : la coloriste Graza, qui mettait son talent au service de la série depuis près de 15 ans, part vers d'autres horizons.


Un héros vaillant mais usé

Jean Van Hamme a vraiment l'impression d'avoir fait le tour de la question... C'est pourquoi "Le Sacrifice" nous montre un Thorgal tel qu'on ne l'a jamais connu. Fatigué, usé par les épreuves qu'il a subies et par le poison d'Héraclius, Thorgal n'est que l'ombre du héros que l'on suit depuis si longtemps. Les traits tirés, le visage creusé et mangé par la barbe, les cheveux prématurément blanchis, son physique reflète aussi une certaine lassitude morale.

Malgré tout, il est de retour ! Et ses premiers mots sont pour son ancienne maîtresse, Kriss de Valnor, ce qui déplaît évidemment à Jolan, qui en profite pour lui envoyer une bonne grosse vanne ! Quant à Aniel, son existence le perturbe si peu, qu'on pourrait presque se demander s'il n'était pas déjà au courant...

L'album est très classique dans son déroulement (succession d'épreuves d'adresse, d'endurance, de force, de réflexion...). Thorgal est emporté dans ce tourbillon d'épreuves par un arc-en-ciel, élément important de la mythologie nordique. D'après les légendes, l'arc-en-ciel (appelé Bifrost) serait un chemin dont l'extrémité mène à Asgard, la mythique forteresse aux 540 portes, demeure des dieux et de leur maître, l'ombrageux Odin.
Jean Van Hamme s'est amusé à saupoudrer l'histoire d'éléments tirés d'un peu partout dans la saga : la gardienne des clés, les dieux, dont le (trop ?) gentil Vigrid qu'on ne pensait plus revoir, les hommes du Nord... Thorgal et sa famille en profitent d'ailleurs pour griller un à un la plupart des "jokers" qu'ils avaient accumulés au fil du temps : Frigg, Vigrid, la gardienne et les Vikings leur donnent beaucoup, et ne représenteront peut-être plus à l'avenir des issues de secours si simples à emprunter !

L'énigme de la gardienne, première épreuve de la liste, est un clin d'oeil réservé aux fans de la série. Et la bonne porte est... la porte de plomb !
(voir "Les trois vieillards du Pays d'Aran")
Débarrassé des spectres de la censure, Rosinski se lâche. La gardienne n'hésite plus à dévoiler ses seins, bien jolis d'ailleurs. Elle y perd un peu de son mystère...

Thorgal avance dans cet album comme il l'a toujours fait, sans se poser trop de questions. Le retour dans le nord n'est pourtant pas une formalité. Les regards en disent long, Aaricia et sa famille ne sont pas au bout de leurs peines. La vieille Vigrid de "La marque des Bannis" est toujours là, ancrée dans sa haine de Thorgal qu'elle juge, avec raison certainement, responsable de la mort de son mari et de ses fils. Détail amusant, après s'être rendu compte qu'il lui avait donné par erreur le même nom qu'au petit dieu d'Aaricia, Van Hamme a décidé tout simplement... de ne plus la nommer ! Dans son scénario, Vigrid s'appelle donc "La méchante", une nouvelle dénomination qui lui va bien.
On assiste donc au procès de Thorgal. Il ne risque pas la prison ou la mort, mais pire encore pour un Viking, le bannissement (Aaricia connaît...). Il tente de se disculper des crimes de Shaïgan en affirmant n'avoir participé personnellement à aucun combat. L'argument est bien faible, Shardar, Véronar ou Saxegaard ne se plaçaient pas non plus en première ligne. Heureusement, les Aegirsson ont des alliés !


Le successeur

Le danger de cette trame aurait été de finir l'album sur une "happy end" sans saveur. Mais Van Hamme s'en est bien gardé en nous proposant une fin qui n'en est pas une, une fin préparée soigneusement tout au long de l'album par la montée en puissance d'un personnage qu'on sentait venir depuis un bon moment : Jolan. C'était annoncé, le blondinet semble destiné à devenir le nouveau héros de la série.
Alors Jolan saute, court, tire, attaque et résout les problèmes comme un chef. Mais c'est surtout lorsqu'il est face à son père qu'on sent que le jeune garçon a changé. Il n'hésite plus à s'exprimer et à s'affirmer : tu es fort, Thorgal, mais je le suis aussi !

Pour franchir ce cap majeur, la série et Jolan avaient besoin d'un petit coup de pouce supplémentaire. Ce coup de pouce s'appelle Manthor (homophone de mentor, certainement pas un hasard). Ce personnage mystérieux et puissant nous réserve sûrement bien des surprises... Manthor, une légende parmi les dieux, à l'aspect physique soigneusement dissimulé, dont l'impunité face à Odin est déjà un mystère en soi (petit détail, sa mère, Vilnya, porte le nom d'un des trois anneaux elfes du "Seigneur des anneaux").
Manthor est un joli cadeau fait au futur scénariste de la série. Il a du potentiel. Il peut être bon, mauvais, chaotique ou sensé... Jolan devra se méfier !

Tiens, si vous séchez sur l'énigme résolue par Jolan à la fin de l'album, la réponse est ici. Agaçant d'ailleurs, de voir que Jolan résous l'énigme instantanément pendant que Thorgal sèche avec une belle tête de benêt...

Un autre héros traverse cet album à petits pas, dans un silence émouvant qui nous met face à nos démons. Aniel...
Le petit bonhomme mutilé quitte peu les bras d'Aaricia, qui le couve comme si il était sien. Il trouve dans cet album une famille, une mère surtout, un père aussi. Et une patrie ! Car, au coeur du procès de Thorgal, la scène pourrait paraître anecdotique, mais face au Thing, la princesse viking choisit sans hésiter d'adopter officiellement l'enfant de Kriss.
Une belle preuve d'amour pour Aniel. Il en a tant besoin.


Un nouvel avenir

Peu avant sa sortie, l'album avait été présenté pendant quelques temps avec une couverture différente, montrant Thorgal luttant au creux d'un arbre prêt à l'étouffer (cliquez ci-dessous). Les larmes de Tjahzi qu'il portait à son cou ont beaucoup fait parler d'elles à l'époque, avant de disparaître de la couverture définitive. Reflets tout au long de l'album de la force vitale de Thorgal, ces larmes sont aussi un symbole d'amour, un lien unique et divin entre Aaricia et son époux. Quelle bonne idée que le retour de cet objet ! Quelle bonne idée aussi de le pervertir peu à peu, de le noircir, de le vider de sa grâce en accompagnant Thorgal dans la mort. Un vrai, un beau symbole, magnifié sur la poitrine de Thorgal lors de son réveil.

Projet de couvertureEdition spéciale

Une édition spéciale du "Sacrifice" a paru en même temps que l'édition normale, avec pour couverture la toile aperçue sur la première version de l'album "normal". Numérotée 29bis, cette édition reprend l'album en proposant en vis-à-vis de chaque planche la page du scénario final de Van Hamme. Si l'objet est évidemment destiné avant tout aux collectionneurs fanatiques, il est aussi un sympathique cadeau d'adieu offert au scénariste (qui dédicace l'album avec un préface touchant que vous pouvez lire ici). Amusant de comparer les descriptions de Van Hamme aux rendus choisis par Rosinski, de voir aussi que le dessinateur s'est parfois légèrement écarté des directives de son auteur.

L'avenir de la série, flou voire inquiétant, s'est éclairci en janvier 2006 avec le choix du nouveau scénariste de la série : ce sera Yves Sente, déjà partenaire de Rosinski pour les aventures du Comte Skarbek.
Pour le 30ème album, paru fin 2007, Sente a réintroduit Thorgal dans une histoire d'où il avait disparu, et a suivi les conseils de Van Hamme pour rester dans l'esprit de la série, dont le titre n'a pas changé (cette possibilité avait été un temps évoquée !). On parle aussi de séries dérivées (avec Louve ? par un autre dessinateur ?), d'éventuels retours ponctuels de Jean Van Hamme...

Nouveau scénariste, nouveau héros, nouvel aspect, Thorgal est décidément à un tournant.

A suivre dans "Moi, Jolan".

Petite explication maintenant sur le changement graphique majeur de la série, avec le passage à la couleur directe.

La bande dessinée est un art qui peut être abordé de bien des façons, chaque auteur ayant son approche et ses méthodes. Le résumé qui suit est donc loin d'être exhaustif et n'a pour but que de comprendre pourquoi Grzegorz Rosinski a changé sa façon de travailler sur la série Thorgal, et pourquoi "Le Sacrifice" est si différent des autres albums de la série.


Hier...

Jusqu'à "Kriss de Valnor", Thorgal était réalisé de façon "classique" en suivant les étapes qui sont décrites ci-dessous, illustrées par un extrait du 11ème album d'Aquablue, "La forteresse de sable" (par Cailleteau et Siro, aux éditions Delcourt).

Case 5
Nao tient Chiara
suspendue
dans le vide,
il la remonte.
Scénario Story-board Crayonnés Encrage Bleu de coloriage Case achevée

Scénario
Le boulot du scénariste... chacun ses habitudes, certains sont très précis et directifs (comme Van Hamme), d'autres (comme Thierry Cailleteau dans cet exemple) laissent parfois toute latitude au dessinateur pour choisir les postures, les angles de vue, les expressions du visage...
Le scénariste écrit son histoire puis la découpe, page à page, case à case. Le contenu des bulles (ou phylactères, nom donné depuis des siècles aux représentations des paroles d'un personnage dessiné) est également fourni par le scénariste, ainsi que des notes précisant l'ambiance, les tons de couleurs ou d'autres détails qui permettront au dessinateur d'entrer dans l'esprit de son collègue et de comprendre la vision qu'il a de son histoire.

Story-board
Esquisse, mise en place, le story-board permet d'avoir une idée de la composition de la planche entière (taille et disposition des vignettes, sens de lecture, emplacements des bulles et onomatopées...). A ce moment, tout est encore possible, et le résultat final pourra s'écarter largement du story-board.
Selon les auteurs, il peut être très détaillé ou très sommaire.

Crayonnés
Etape cruciale... Le dessinateur crée sa scène au crayon, place ses ombres et ses bulles, fait des essais dans les proportions et les postures des personnages. Cette étape peut-être très longue notamment pour des dessins réalistes comme ceux d'un Thorgal, car il faut recommencer jusqu'à obtenir le trait parfait !

Encrage
Au pinceau ou à la plume, le dessinateur repasse sur les traits à l'encre noire pour créer le dessin définitif. Cette étape réclame beaucoup de précision et de patience. C'est aussi à ce moment que sont parfois ajoutées des trames (beaucoup utilisées dans le manga, mais aussi parfois par Rosinski) pour griser certaines zones.

Bleu de coloriage
Le boulot du coloriste... Rosinski a mis en couleurs les albums de Thorgal pendant 20 ans, puis a passé la main à sa compatriote Graza quand il a commencé à se tourner vers d'autres projets, notamment La Complainte des Landes Perdues, dans les années 90.
Traditionnellement, le coloriste reçoit une copie de la planche définitive et y applique les couleurs au pinceau. Mais l'ordinateur est de plus en plus utilisé à cette étape depuis que la numérisation des planches est devenue possible, et que les techniques d'impression se sont améliorées.

A ces étapes, on peut ajouter le lettrage, qui consiste à ajouter les textes des bulles et des cartouches (cadres explicatifs très rares dans Thorgal, du type "Peu après" ou "Le lendemain..."). Le lettrage intervient à différents moments selon le dessinateur, parfois dès les crayonnés, parfois après l'encrage, notamment s'il est fait sur ordinateur. Le dessinateur n'est pas toujours le lettreur, Rosinski a lettré la série jusqu'au 22ème épisode, "Géants". Ses lettres ont ensuite été scannées et sont désormais ajoutées par informatique. Moins joli, moins fastidieux aussi.
Le lettrage informatique a aussi l'avantage de faciliter la traduction des albums en langues étrangères.


Aujourd'hui...

Rosinski en a marre ! Marre des crayonnés, marre du lettrage, marre de l'encrage, des lignes et des hachures.

Alors il s'évade en se lançant sur autre chose que du Thorgal. L'album Western par exemple en 2001, fut un joli coup d'essai. Et lorsqu'en 2003 son ami Yves Sente lui propose un scénario bâti sur mesure, l'histoire d'un peintre polonais du XIXème siècle, il saute sur l'occasion pour passer à la couleur directe.
Le résultat sur La vengeance du Comte Skarbek est superbe. Chaque vignette est un tableau réduit à la taille d'une case. Déroutant mais magnifique.
Rosinski est emballé et envisage d'arrêter Thorgal pour se consacrer à des projets qui lui ressemblent plus... mais il se laisse convaincre de continuer la série à condition de la réaliser elle aussi en couleurs directes.

Comment travaille-t-il ?
Concrètement, les étapes des crayonnés, de l'encrage et du bleu de coloriage disparaissent. Le dessinateur se base sur son story-board pour réaliser une esquisse sur une toile, puis il attaque la couleur directement au pinceau. Le trait est plus libre, plus spontané, moins précis aussi parfois. Les couleurs sont éclatantes, sur cet album Rosinski s'est fait plaisir grâce à la multitude d'univers que Van Hamme lui a proposé, d'une campagne pluvieuse et sinistre à un océan aux reflets d'or, en passant par le Deuxième Monde, et bien d'autres lieux encore.
Le résultat est tout simplement magnifique ! Certaines cases sont parmi les meilleures de la série, et l'album est globalement très beau.

Mais si le pinceau a donc remplacé la plume, c'est au prix d'un réalisme parfois moins évident. Les visages, notamment, sont superbes et détaillés en gros plan, plus sommaires quand on s'éloigne. C'était déjà plus ou moins le cas dans les derniers albums... on peut presque voir ça comme un parti pris artistique.

Rosinski disait il y a quelques temps "Il n'y a pas de Thorgal mieux dessinés, il y a des Thorgal différents.". Il est certain que la série a évolué en même temps que son dessinateur. Bien sûr, tout cela a surpris beaucoup de lecteurs, notamment ceux qui s'attendaient à un album "comme les autres". Mais Rosinski nous propose ici un album qui lui ressemble, avec de très grands moments (il n'y a qu'à regarder les illustrations de cette fiche pour s'en convaincre). Et à travers ces évolutions, la série Thorgal nous prouve qu'elle est bien vivante !

Les trois premières planches de l'album sont noyées sous la pluie,
une pluie d'où émerge une famille en haillons dont le périple plein d'espoir a tourné au calvaire.

Passage de témoin entre deux héros ?